Stéphanie Lokoli, professeure de Lettres au collège Henry Bordeaux de Cognin et une enseignante spécialisée de l'Institut National des Jeunes Sourds de Chambéry accompagnent des élèves en situation de handicap et les font pratiquer l'éloquence en inclusion. Comment s'y prennent-elles ? L'enseignante spécialisée et Stéphanie Lokoli nous livrent quelques pratiques qui, comme vous le lirez, pourront servir les apprentissages de nombreux élèves ordinaires.

Vous accompagnez des élèves qui sont sourds profonds et/ou équipés. Ces collégiens sont inclus dans les enseignements ordinaires et peuvent travailler l’oral, l’éloquence. Quelles difficultés rencontrent-ils (vocales, interprétation, élocution, émotions) ?

Ce sont des enfants qui sont nés sourds profonds, appareillés tardivement pour certains. Ils sont en difficulté de compréhension et d’émission de la parole et du langage. Beaucoup ont des implants cochléaires. Certains élèves parlent comme ils entendent donc vont s’exprimer avec une voix nasillarde.

D’autres arrivent avec des jolies voix mais ils ont des difficultés de compréhension car ils posent leurs implants. Ces difficultés se traduisent par un déficit de vocabulaire qui peut conduire fréquemment à des contre-sens et faux-sens.

Comment les accompagnez-vous : avec quels outils ? En matière d'aménagements ?

Je travaille régulièrement avec le vire-langue. Ainsi, je peux proposer à des élèves de 5ème de travailler sur la phrase :

« Tata, ta tarte tatin tenta Tonton ; Tonton, ta tarte tatin, tâta. »

Ce travail pointe l’importance de la compréhension pour mettre en en place une élocution adaptée. Je dois donc mener un travail sur les inférences : l’implicite est que c’est un enfant qui parle, il prévient sa tante que tonton veut manger la tarte.

L’élève doit comprendre le vire-langue pour pouvoir éprouver le plaisir de jouer avec la langue. Un tremplin pour travailler l’élocution consiste à permettre la création d’une image mentale de ce que dit et fait l’enfant dans le vire-langue de la tarte.

On peut aussi demander à l’enfant de dessiner la phrase pour en fixer le sens : cette adaptation est très proche des adaptations proposées en FLE.

L’entrée dans l’éloquence passe ainsi par un travail sur la lecture, le vocabulaire, la ponctuation et le recours aux images. Le mime et l’utilisation de la langue des signes peuvent aussi concourir à une bonne inclusion des élèves sourds.

Concernant précisément l’éloquence : le travail porte sur l’audition pure, la sonorité. Je propose des aides à la lecture labiale. En effet, une personne sourde ne peut lire que 30 % du lexique sur les lèvres car 70 % des mots prononcés ne sont pas lisibles sur les lèvres. C’est le cas, par exemple, des consonnes [p] , [b], [m]. Les mots « pain » et

« main » sont lues de manière identique : ce sont des sosies labiaux.

Aussi, je propose d’accompagner la lecture labiale par la forme de la main, le LPC (langage parlé complété) qui consiste à associer les consonnes d’un geste de la main pour les différencier.

Les textes donnés par le professeur de français posent aussi des difficultés articulatoires. Ainsi la tirade du baiser dans la pièce Cyrano de Bergeracd’Edmond Rostand comporte de nombreux [S] et [Z] pouvant conduire à un schlintement que je corrige par un travail de remédiation qui porte sur le bon placement de la langue sur le palais.

Nous appliquons aussi des méthodes d’orthophonie : on apprend aux enfants sourds à dire tous les sons de la langue lors d’un accompagnement individuel en dehors de la classe.

L’enseignante spécialisée est en inclusion dans la classe et travaille de concert avec le professeur de français : elle veille aux bonnes stratégies de compensation déployées par les élèves sourds car compenser présente le risque du faux-sens ou du contre-sens.

L’ apprentissage est préparé au mieux en classe spécialisée en amont du cours de français car notre mission consiste à outiller et à étayer au mieux nos élèves sourds pour qu’ils soient en confiance en milieu inclusif.

C’est dans le mélange des élèves sourds et entendants lors des activités de groupe que tous se réalisent à l’oral.

Par exemple, un professeur de français a donné une biographie de Simone Veil à lire en 3ème. A l’INJS, nous avons lu une biographie adaptée en BD de l’auteure puis nos élèves ont imaginé un jeu quiz à l’oral pour présenter la vie de Simone Veil et pratiquer un oral en interaction avec le reste de la classe.

Quels conseils pouvez-vous donner à des enseignants de collège/lycée qui accueillent des jeunes sourds dans leurs classes pour travailler l'oral, l'éloquence ?

Les enfants sourds ont aussi du soutien individuel (2 à 3 heures par semaine) et ils bénéficient d’un accompagnement orthophonique. Les ESS en équipe permettent aux enseignants du collège/ lycée de s’appuyer sur les adaptions mises en place à l’INSJ : il ressort toujours que le meilleur bénéfice pour l’élève vient du travail en équipe des différents professionnels qui accompagnent l’enfant.

Tisser des liens et proposer des défis aux enfants sourds créent du plaisir, du dépassement et un plaisir de la langue à l’oral. Nos élèves se réjouissent de pouvoir dire par cœur des vers de l’Avare de Molière ou d’incarner par la parole Cyrano de Bergerac.

Les jeunes sourds montrent dans leurs corps le plaisir éprouvé à travailler l’oral : le corps mime, danse, trouve un rythme dans le phrasé du texte comme l’explique Stéphanie Lokoli, professeure de Lettres.

« Ils ont fait des ateliers de théâtre en duo avec les entendants sur une thématique bien précise : marionnette/ marionnettiste ou manipulateur/manipulé. Ces ateliers étaient menés sans paroles, juste avec l'expression du corps puis ensuite on a alterné, avec le corps auquel se sont additionnées les paroles.Une sourde profonde -qui entend grâce à un appareillage- a effectué une danse en binôme sur le thème précédemment évoqué lors de cet évènement d'oralité.Ivan, un autre malentendant, a répété avec moi - et avec l'aide de son enseignante INJS qui signe- au sein de mes séances « éloquence » son phrasé, sa diction, son articulation. Il y a deux ans, nous avons mené un spectacle "All inclusif".